Être / devenir un entrepreneur culturel :
question d’identité pour l’artiste ?
par Chris Bilton (University of Warwick), Catherine Morel et Carole Le Rendu (Audencia).
Chris Bilton (Université de Warwick) est spécialiste de l’entrepreneuriat culturel. Lors de sa conférence, il traite de la question de l’identité de l’artiste, de ses caractéristiques, des impacts potentiels des dimensions entrepreneuriales, de son activité sur sa créativité et du contexte de mutation profonde de la chaîne de valeur dans les filières culturelles et créatives. Animée par Catherine Morel, directrice du Master « Management et entrepreneuriat dans l’économie créative » (Audencia Business School), la conférence était aussi l’occasion de partager ses réflexions avec Carole Le Rendu-Lizée, spécialiste des problématiques de ressources humaines dans les industries culturelles et créatives (Audencia Business School), et le public présent.
Des compétences communes entre le créatif et l’entrepreneur
Chris Bilton rappelle que de nombreuses politiques et de productions intellectuelles ont été développées en Grande-Bretagne au sujet de l’entrepreneuriat culturel. Le Royaume-Uni a une culture spécifique en la matière.
Pour lui, l’entrepreneur culturel se trouve entre le monde de l’art et le monde du commerce. Et cela peut être difficile pour celui-ci de se déplacer entre ces deux mondes, de s’adapter à des compétences ou des façons de faire différentes. Un entrepreneur culturel doit être capable de réaliser une transition de l’idée vers le produit final. « On ne vit pas juste avec des idées. Il est nécessaire de valoriser l’idée ou l’invention en la commercialisant ». Pour cela, il faut adopter une pensée analytique, rationnelle et pratique.
Selon Chris Bilton « il faut penser différemment et avoir toujours deux idées en même temps, en acceptant une forme de dualité ». Pour lui, s’il est possible d’être à la fois entrepreneur et créatif, les deux postures vont par contre impliquer une forme de contradiction et une tolérance pour cette contradiction. Les identités de créatif ou d’entrepreneur ne sont pas antinomiques car les deux types de personnalités développent à leur façon ce mode de pensée « double » et cette tolérance à la contradiction.
Cette double identité n’est pas forcément quelque chose de confortable. « Quand on parle avec des entrepreneurs culturels, ils disent qu’ils ne sont pas des entrepreneurs culturels, qu’ils ne sont pas des hommes d’affaires, qu’ils ne sont pas non plus des artistes, mais qu’ils sont entre les deux » explique Chris Bilton. « Il y a un désaccord entre le concept gouvernemental d’être entrepreneur culturel et ce que l’entrepreneur culturel pense de lui-même. C’est vraiment un choix d’être entrepreneur culturel, ce n’est pas quelque chose qui est dicté par les politiques ni forcément par le besoin de gagner votre vie » précise Chris Bilton.
L’entrepreneuriat, une démarche collective et collaborative
Pour valoriser une idée, il faut démontrer qu’elle est nouvelle. Cela conduit toujours à la question de la propriété intellectuelle. Bien souvent, on considère que l’entrepreneuriat relève de l’action individuelle, mais l’entrepreneuriat créatif se positionne au sein de réseaux de production et de distribution. Il y a nécessité d’être entouré. De ce fait, bien souvent, l’entrepreneuriat est une démarche collective ou collaborative, ce qui est aussi souvent le cas des démarches artistiques.
Chris Bilton identifie deux réseaux autour de la démarche entrepreneuriale : le réseau horizontal et le réseau vertical. Pour créer et partager son idée, l’entrepreneur doit développer des relations avec son entourage ou ses connaissances, par la conversation ou le partage de tradition. Il s’agit d’un « réseau horizontal de production », représentant le réseau qui va assurer « la nouveauté de l’idée ». D’autre part, le réseau vertical est nécessaire pour accéder au financement et au marché. C’est le réseau de valorisation de l’idée. Celui-ci est le plus difficile à constituer, et par conséquent, il est souvent délégué.
De la nécessité de reprendre le contrôle de son audience, de faire du marketing
Dans son nouveau livre intitulé « The Disappearing product » littéralement « Le Produit qui disparait », il explique que « le contact » a plus de valeur aujourd’hui que le produit. C’est ce que l’on appelle « l’économie de l’attention ». Pour les grandes entreprises de technologie qui, au niveau mondial, constitue un oligopole en la matière (les GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), savoir qui sont les consommateurs et où ils se situent, est plus important que le produit ou le contenu lui-même.
Dans ce contexte, les artistes doivent redevenir propriétaires de leurs propres audiences, de leurs propres clients et approcher plus directement leurs supporters. Le modèle de business est une collaboration entre l’artiste et son audience. « Finalement, les artistes et les créateurs doivent (…) reprendre le contrôle de la distribution et du contact avec leur audience et les consommateurs » résume ainsi Catherine Morel. Pour Chris Bilton, les artistes doivent être capables de faire du marketing. Il est important de proposer l’accès à la création. Au-delà de la simple consommation d’un produit, il s’agit de donner la possibilité de participer au processus et de vendre une relation.
Aujourd’hui, ce modèle économique est fortement présent dans l’industrie de la musique : se rendre à un concert, voir l’artiste et être en contact direct avec lui, est presque plus important que la production de l’artiste. On parle de « fans centric economy » ou le fait d’être centré sur ses fans. L’artiste doit changer la façon de s’adresser à son public ou son audience car la façon de recevoir n’est plus la même. Il y a un besoin de participation pouvant alors questionner les pratiques artistiques. Pour Carole Le Rendu-Lizée, ce qui importe n’est plus le contenu, mais l’expérience créée à partir d’un contenu : « On ne se situe plus sur le bien culturel mais sur l’expérience culturelle et l’entrepreneur doit tenir compte de cela dans la construction de son activité ».
Face aux besoins de compétences spécifiques, quelle formation ?
Une interrogation est exprimée de la salle. Face à la problématique pour les artistes d’être confrontés à énormément de tâches qui vont avec le fait d’entreprendre (la comptabilité, le financement…), qui sont des tâches qui ne sont pas très créatives et qui prennent du temps, qui peuvent être vécu comme « un sacrifice » ; Et face à la question pour les entrepreneurs d’investir un champ probablement « moins rentable » mais apportant quelque chose à la société, à l’instar de l’Economie Sociale et Solidaire, ne faut-il pas mettre en place un certain type de compensations ou d’encouragement ?
Pour Carole Le Rendu-Lizée, « les artistes doivent être en capacité de construire des réseaux pour garder leur cœur de métier et réfléchir à leurs compétences, mais aussi avoir une réflexion sur l’évolution de leur parcours ». Elle explique que « si on doit rester un artiste, se pose la question de la construction des réseaux et la capacité à dialoguer avec la chaîne horizontale ou verticale ». Selon elle, les écoles d’art et les conservatoires en France n’ont pas tous intégré ces notions liées à l’entrepreneuriat culturel ou à la capacité à échanger avec des interlocuteurs sur des notions de financement, de marché et de distribution, et parfois refusent de les intégrer. A l’inverse, les écoles d’art américaines ont intégré cela depuis une vingtaine d’années. Chris Bilton rajoute que c’est aussi le cas des business school qui laissent une place aux artistes.
Carole Le Rendu-Lizée pointe « une tension entre le modèle français où l’on vante beaucoup le 360 degrés – c’est à dire l’artiste qui sait tout faire et qui est donc entrepreneur de son activité – et le monde anglo-saxon où ce modèle est abandonné parce que la chaîne de valeurs y est très identifiée, très professionnalisée ». Dans le monde anglo-saxon, dans le secteur musical par exemple, « les métiers de manager, de tourneur, de producteur sont mieux reconnus par les branches. Il y a de la formation, là où nous, on n’a parfois aucune formation pour certains de ces métiers qui ne sont donc pas suffisamment professionnalisés ». Elle précise : « ce sont deux approches radicalement différentes avec d’un côté l’idée que la chaîne de valeurs est tellement importante qu’il faut des expertises, il faut vraiment des professions identifiées, là où nous, on est encore dans un bricolage de 360 degrés avec en conséquence ces difficultés face auxquelles on positionne les artistes ». Pour elle, « ce modèle, on croyait qu’il était anglo-saxon alors qu’il était quand même très « francisé ». Et on s’aperçoit qu’il n’est plus utilisé par les anglo-saxons ».
En termes de politiques publiques, soutenir la distribution plutôt que la création ?
Par rapport aux politiques publiques, Chris Bilton indique qu’il est essentiel que celles-ci viennent soutenir la distribution et la mise sur le marché plutôt que la création. Catherine Morel complète en indiquant qu’en France, il est habituel de « subventionner la production plus que la distribution, même si les règles sont en train de changer ». De plus en plus, les distributeurs deviennent aussi des producteurs de contenus, en allant chercher des créateurs pour élaborer un contenu. Des sociétés, comme Netflix, financent la production, tout en modifiant les contenus en fonction du feedback de l’audience. Chris Bilton rajoute qu’il est très important pour les plateformes (Amazon, Google et Facebook) qu’elles ne soient pas considérées politiquement comme des producteurs ou des éditeurs, pour ne pas être responsables des contenus distribués.
Où il est question de « bascule », d’« équilibre »
et d’« agilité ! »
Les questions qui peuvent se poser également est de savoir s’il existe un équilibre entre l’entrepreneur et l’artiste. Y a-t-il une frontière entre les deux ? Y a-t-il des personnes qui « basculent » dans l’entrepreneuriat et perdent la dimension « artistique » ? Sur la façon de produire, le geste est-il considéré comme un geste artistique ou entrepreneurial ? Carole Le Rendu-Lizée illustre le questionnement en faisant référence à l’histoire des œuvres d’art. Le modèle de reproduction rapide, avec la démultiplication de personnes dédiées aux mêmes tâches dans l’atelier, pourrait être assimilée à un modèle entrepreneurial, et il serait tout à fait possible de déduire ainsi que de célèbres artistes comme Rembrandt étaient surtout des entrepreneurs : « Il y avait une taylorisation du travail avant l’heure et les artistes pensaient en terme de marché ».
La question de la démarche artistique semble se poser aujourd’hui. Face à la pression du marché qui amène à travailler sur des projets courts qui peuvent phagocyter le projet plus long. Catherine Morel et Chris Bilton se rejoignent sur le fait qu’il semble important de conserver une pratique artistique sur le long terme, avec une certaine continuité et une cohérence, tout développant davantage de mini-projets. Mais parfois, le fait de penser à l’intégralité de son travail artistique peut conduire à refuser des projets courts. La question qui se peut se poser est à quelle demande répond l’artiste ? Le temps long, l’œuvre, seraient à priori possibles grâce aux logiques de mécénat et de subventions, mais hors de ces périmètres, il faut trouver d’autres modes de valorisation qui s’inscrivent sur des temps plus courts. Une certaine agilité est donc nécessaire, pouvant parfois modifier le processus de création.
Repères bibliographiques
- Bilton C. (2017) « The Disappearing Product : Marketing and Markets in the Creative Industries », Centre for Cultural and Media Policy Studies, University of Warwick, UK, EE Edgar.
- Bilton C. (2006). « Management And Creativity : From Creative Industries to Creative Management ». Malden, MA : Blackwell Pub.
- Le Rendu-Lizée, C. (2014), « Emploi culturel sur un territoire », Juris Art Etc (n° 19), 31-34.
- Le Rendu-Lizée, C., Dugué M., (2016), « Rapport de l’étude Emploi-Compétences auprès des filières de la CRCC Pays de la Loire », Région Pays de la Loire/Audencia.
crédit photo ©_David_Gallard_@_Clack